Elle est arrivée, l’invitée promise (p.46)
Elle est arrivée, l’invitée promise. Elle est là, parmi nous, dans la salle à manger. Elle a débarqué au moment où personne ne l’attendait plus, où je m’étais moi-même résigné à une soirée maussade.
La voilà maintenant qu’elle se jette au cou de ses amis, virevolte de l’un à l’autre, distribue à tout va des bises affectueuses et tout cela en faisant voltiger sa chevelure avec la virtuosité d’une jongleuse de cirque. Allan pouvait sans risque claironner qu’elle me plairait. À qui pourrait-elle ne pas plaire ? Elle est encore plus jolie que Marion dont j’ai reçu hier une carte de Bretagne. En tout cas, elle est plus accordée à mon désir. Toutes les deux sont brunes, mais celle-ci a la peau claire des filles de mon pays, celles à qui je m’apparente.
Marion aussi me plait, mais je ne peux ressentir pour elle la même aimantation. Ma jeune protégée est une beauté du Sud et son visage de madone castillane m’intimide. C’est une vierge rouge. Une de nos meilleures militantes. Elle vend à elle seule plus d’exemplaires de notre journal que tous les autres adhérents du cercle réunis. Je dois veiller sur elle comme un frère — comme un père — en écartant la tentation de lancer des assauts qui feraient fuir une combattante si précieuse. Malgré la rigueur de son esprit et le sérieux de son militantisme, ce n’est encore qu’une adolescente. Je suis, hélas, à ses yeux, un adulte accompli. C’est ainsi, du moins, qu’elle comptabilise les trois années d’âge qui nous séparent. Il ne peut être question de séduire cette jeune camarade. Je trahirais sa confiance et celle de sa mère qui accepte que je sois son mentor. Une coucherie entre nous serait très mal venue.
Une fois cependant, je me suis laissé aller à quelques câlineries… qu’elle ne refusa pas. C’était en février, à l’occasion du meeting parisien. Enchantés par cette excursion homérique, nous avons dans l’autobus voyagé côte à côte et fini le trajet enlacés l’un à l’autre. Puis, dans l’anonymat de la foule, nous nous sommes promenés dans les allées du chapiteau géant en nous tenant la main comme deux enfants ravis de s’être perdus au milieu d’une fête. La sono déversait sans discontinuer des musiques martiales et des discours furieux. Dans ce décor grandiose, au cœur d’un maelström de voix tonitruantes, nous fûmes de platoniques amants. Mais revenus dans notre province tout rentra dans l’ordre. Nous reprîmes nos conférences nocturnes sans jamais évoquer ce moment de tendresse où nous avions glissé. Sans doute avait-elle réalisé que je ne pouvais figurer parmi les partenaires que sa beauté lui promet de subjuguer plus tard. Si elle avait cédé à mes pelotes, ce n’était que dans un intermède exalté et festif de notre lutte.