« Vous devriez rire plus souvent de vos slogans. Cela vous éviterait de toujours les débiter comme de lugubres prophéties », me souffle-t-elle avec un peu d’ironie. Je ne trouve rien à répondre à cela. Dora aspire à un monde pacifié et fraternel et je crois que celui qui surgit de nos conjectures dogmatiques l’épouvante.
« Beaucoup se détournent de vous à cause de la violence de vos querelles internes », ajoute-t-elle d’un ton plein de reproches.
Je me lance alors dans un exposé aride pour éclairer ce qui est pour elle un mystère désolant ; lui démontrer que nos empoignades sont nécessaires pour aboutir à une compréhension commune de la société que nous voulons combattre. Seul le débat sans concessions peut forger des vérités capables de résister à la propagande que la bourgeoise met en œuvre pour obscurcir notre pensée.
Dora écoute mes arguments, sans jamais se lasser. Elle veut s’intéresser ce soir à ce qui bouillonne dans ma tête au risque de se perdre dans les méandres de ma pensée. La pensée — le plus haut degré de la matière — qui nous accorde la faculté de concevoir un monde idéal, mais qui se dérobe sans cesse lorsqu’il faut décider des actions y conduisant, celles-ci avortant le plus souvent dans le chaos de forces matérielles bien plus imprévisibles que celles de l’esprit.
« Vous dîtes pourtant, relève-t-elle avec beaucoup d’à-propos, que les idées sont les seules forces matérielles qui peuvent changer le monde. »
Elle a raison. Ce sont les idées qui font bouger l’ordre des choses. Mais, pour renverser le vieux monde, il faudra que les prolétaires s’emparent de nos idées. C’est tout l’enjeu de notre lutte. Je devrais à cet instant la presser de rejoindre ce combat, mais ses prunelles noires me regardent avec une telle ferveur qu’il me vient alors bien d’autres idées en tête.