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stomatologie
avril 2014
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La clinique dentaire du boulevard D. avait belle allure sur la présentation qui en était faite sur son site internet. Des photos et des notices médicales de bon aloi laissaient présager un établissement d’importance où l’on avait l’assurance de recevoir les meilleurs soins dispensés par les meilleurs spécialistes.

Je me suis donc décidé à décrocher mon téléphone pour obtenir un rendez-vous. Il me fallait me faire extraire au plus tôt un petit bout de racine oublié depuis longtemps dans ma gencive, reliquat d’un soin lointain qui s’était réveillé et avait vilainement infecté ma gencive. J’avais bien, la veille, consulté la dentiste de mon quartier, mais cette femme, visiblement trop douce et trop gentille pour se livrer à toute forme d’atrocité, s’était contentée de faire le diagnostic et m’avait conseillé de m’adresser à un spécialiste en stomatologie de mon choix qui ferait l’extraction proprement et sans état d’âme. Elle m’avait tendu plusieurs cartes où figuraient des adresses de cabinets dentaires :

« Les rendez-vous sont toujours longs à obtenir, m’avait-elle dit, mais essayez peut-être ce cabinet — celui dont je venais précisément de consulter le magnifique site web —, je ne sais pas comment ils font, mais avec eux c’est toujours beaucoup plus rapide qu’avec les autres. »

Cette information n’était pas rassurante en soi et avait suscité de ma part beaucoup d’hésitation, mais voulant en finir au plus tôt avec cette maudite racine et rassuré par la luxueuse présentation commerciale figurant sur son site web, je m’étais décidé pour cette clinique avec qui je me trouvais en ligne :

 « Vendredi prochain à 17h, me répondit une voix masculine pas très aimable lorsque j’eus exposé l’objet de mon appel.

— Dans une semaine, demandais-je timidement, vous ne pouvez pas avant ?

— Bon, venez demain à 15h alors, me dit la voix sur un ton maussade. »

J’acceptai avec reconnaissance cette nouvelle proposition. Obtenir un rendez-vous aussi proche, c’était inespéré. Mon enthousiasme se tempéra un peu lorsque j’eus raccroché.

« Bizarre, si cette clinique peut prendre comme ça des patients au pied levé, c’est qu’elle ne croule pas sur les demandes. Si elle a peu de clients, ce n’est pas bon signe. »

Je tentais de me rassurer en imaginant qu’il s’agissait d’un établissement d’importance disposant de nombreux spécialistes prêts à répondre aux besoins des patients dans les plus brefs délais. Ou bien j’avais peut-être bénéficié d’un désistement dont le préposé m’avait fait bénéficier.

Le lendemain, je pris ma bicyclette pour descendre jusqu’au boulevard où se trouvait la clinique. Il faisait un joli soleil et je remerciais cette fichue racine à extraire qui me donnait l’occasion d’une petite balade en vélo. Arrivé sur place, je mis un peu temps à repérer l’établissement. Sa façade étroite, noyée dans l’alignement des immeubles, n’annonçait pas un établissement aussi important que je l’avais imaginé. Mais la devanture était de facture moderne et sa petite porte d’entrée en aluminium bardée de verres cathédrale, que je poussais crânement, lui donnait l’allure médicale qu’on peut attendre d’un tel établissement. Je me suis enfoncé dans un hall, long et étroit, éclairé en son extrémité par un puits de lumière ménagé dans ce qui avait dû être autrefois la courette intérieure. Une femme était assise sur un des trois autres sièges alignés sur ma gauche le long d’un mur qui faisait, comme je le compris plus tard, office de salle d’attente. À droite se dressait le comptoir d’accueil derrière lequel il n’y avait personne. Je restai planté un instant au milieu du hall regardant le comptoir vide et scrutant le couloir d’où allait surgir probablement une secrétaire médicale.

« Il n’y a pas de secrétaire », me dit la dame de la banquette.

Le ton se voulait neutre, mais je perçus pourtant, ou peut-être l’imaginai-je, une sorte d’ironie, de plaisir sadique dans l’apostrophe qui pouvait sous-entendre : « ah, ah ! Vous aussi, vous pensiez venir vous faire soigner dans une grande clinique connue et renommée, et vous voyez, il n’y a même pas de secrétaire. »

Peut-être devina-t-elle chez moi une réaction proche de la panique et voulant me rassurer, elle ajouta après un petit silence pervers :

« Mais ne vous inquiétez pas, y a quelqu’un qui va venir. »

Ce quelqu’un était énigmatique. Qui donc s’occupait ici des formalités d’accueil. Une assistante médicale ? Le médecin lui-même ? Il fallait absolument que je reste positif, il me fallait surmonter mes préjugés, évacuer mes pressentiments. L’absence de secrétaire n’avait pas d’incidence sur la qualité des soins. Il dénotait simplement un souci de bonne gestion qui impose de limiter les frais administratif au strict minimum. Et puis par ailleurs, avec les RTT et les congés maternité intempestifs, l’absence de secrétaires était monnaie courante, même dans de grands établissements. Le médecin qui allait m’opérer était probablement un excellent spécialiste et de toute façon l’intervention que j’allais subir était des plus banales et ne nécessitait nullement un grand ponte de la PHP. Un étudiant de cinquième année pouvait faire cela les yeux fermés. Alors, pourquoi m’inquiéter avant même d’avoir aperçu la tête du chirurgien. De toute façon, je ne pouvais plus faire marche arrière. Me sauver en courant eut été ridicule.

Je suis allé m’assoir sur un siège. Je craignais maintenant d’avoir à poireauter là un long moment. Mais peu de temps après apparut un type portant l’accoutrement d’un praticien sortant d’une salle d’opération : grande combinaison blanche, tablier en fibre composite de couleur vert pomme, masque de protection buccale accroché à son cou et, relevées sur son front, les grosses lunettes de protection oculaires qu’affectionnent de porter les soudeurs à l’arc et les chirurgiens-dentistes. Seuls émergeaient de cet attirail vestimentaire un visage congestionné, des yeux globuleux, une bouche à la lippe gonflée et rougeaude. Je ne pus m’empêcher de penser au boucher-charcutier de la rue des G, qui découpe toujours sa viande avec un rictus féroce.

Le type en combinaison blanche se planta derrière le comptoir d’accueil, bouscula quelques papiers qui trainaient là en désordre et aboya mon nom en levant la tête en ma direction. Je confirmais d’une voix à peine audible « oui, c’est moi ». Comme j’étais le seul nouveau client, la vérification était seulement d’usage et il ne se formalisa pas de ma réponse inaudible. Comme j’ébauchais le mouvement de me lever, façon de me montrer déjà coopératif, il me fit signe de rester assis :

« On va s’occuper de vous » dit-il en me fixant lourdement avec ses yeux exorbités. Je reçus son apostrophe d’un air aussi effaré que s’il m’avait dit : « je vais m’occuper de toi mon bonhomme et je te garantis que tu souviendras d’être venu ».

L’homme disparut derrière une des deux portes qui donnaient sur le petit couloir. C’était donc ce type qui allait m’opérer. Je ne le trouvais pas du tout sympathique. Était-ce une raison pour voir les choses en pire. L’anesthésie me faisait souci, mais pour éviter le stress de la piqure, je savais qu’il fallait respirer profondément avant que l’aiguille ne vienne se planter dans ma gencive. Je ne m’étais jamais évanoui, il n’y avait aucune raison que cela arrive aujourd’hui ! Ne pas oublier de respirer profondément, c’est tout. Je n’avais jamais fait d’allergie, non plus. Mais avec l’âge, les allergies sont de plus en plus fréquentes. Non, surtout ne pas penser au pire. Après l’anesthésie, tout irait bien. Je ne sentirais presque plus rien. Juste la sensation désagréable d’une mâchoire aussi dure que du bois, sensation qui disparaitrait au bout de quelques heures. Pas de quoi m’inquiéter. J’étais déjà passé par là. Dans une heure tout au plus, je pédalerais à nouveau sous le joli ciel de Paris. La vie serait belle, belle comme avant cette foutue infection.

J’attendais patiemment, guettant les allées et venues insignifiantes de l’établissement dentaire quasi désert. Un autre type vêtu d’un accoutrement de chirurgien similaire à celui qui avait enregistré mon arrivée fit une apparition, bouscula à son tour les papiers qui trainaient sur le comptoir puis disparut aussitôt.

Ils étaient donc au moins deux médecins. Voilà qui me rassurait un peu. En cas de difficultés : hémorragie, évanouissement, malaise inopiné, l’autre médecin pourrait venir aider son collègue à faire les gestes qui sauvent ou à appeler les secours. Non, vraiment je ne devais pas m’inquiéter.

Mais ce fut un choc lorsque je vis sortir d’une salle donnant sur le corridor d’attente une patiente assise sur un fauteuil roulant poussé par un des deux types en blouses blanche. C’est dans cette salle sans doute qu’à mon tour j’allais être opéré. La vue du fauteuil roulant provoqua chez moi une nouvelle bouffée d’angoisse. Est-ce ainsi que je sortirai moi aussi de cette salle tout à l’heure ? Mais, ma raison revenue, je me rassurai en considérant qu’une personne handicapée avait le droit elle aussi de venir se faire soigner les dents. La dame qui poireautait à côté de moi dans le corridor se leva et s’en alla avec la patiente en fauteuil. J’étais désormais le seul et unique client de la grande clinique dentaire du boulevard D.

Le médecin sanguin me fit aussitôt entrer dans la salle d’où était sortie la femme en fauteuil. Si lui était revêtu de la tenue du chirurgien, la salle où il opérait ne ressemblait en rien à un bloc opératoire. C’était une salle propre, mais sans plus, moitié bureau, moitié labo avec ses armoires de vestiaires, sa paillasse encombrée d’ustensiles divers, ses étagères disparates, ses équipements médicaux vieillots et peu nombreux au regard de ce qu’on observe habituellement dans un cabinet dentaire.

Mais ici on ne soignait pas les dents on les arrachait pour en réimplanter d’autres.

« Implantologue, me précisa le médecin lorsqu’il se fut assis derrière le bureau qui faisait face au siège du patient où il m’avait fait assoir sans prendre la peine d’examiner ma bouche. Implantologue répéta-t-il, et chirurgien maxillo-facial attaché à plusieurs hôpitaux de Paris. Des implants, j’en fais au moins 1000 par ans et sans vouloir me venter je peux dire que je suis un des premiers et meilleurs spécialistes de la place. Alors poursuit-il, après avoir pris connaissance de la lettre d’introduction de ma dentiste, extraire un petit bout de racine, si je le fais, c’est vraiment pour rendre service à mon confrère. Mais je suis beaucoup trop qualifié pour faire ça. C’est comme si on demandait à un pilote de formule 1 de piloter une Clio. Je vais vous extraire quand même cette racine, mais sachez que je peux vous poser des implants, même là où mes confrères ne savent pas le faire. »

J’eu la malencontreuse idée de lui dire que les spécialistes que j’avais consultés m’avaient indiqué que ma constitution osseuse ne le permettait pas.

« Moi, je peux le faire » répliqua-t-il sans même venir examiner ma bouche. Tout juste s’il ne sortit pas son stylo pour me faire un devis sur le champ. J’étais estomaqué. Si j’étais rentré dans un garage avec ma vieille voiture pour la faire réparer, le garagiste aurait surement pris plus de gants pour m’inciter à en acheter une neuve. Je n’arrivais pas à le croire, pourtant c’était ce camelot de bazar qui allait m’opérer.

Dans ce fatras de vantardises qui me faisait douter de l’endroit où je me trouvais, une chose pourtant me combla d’aise. Une chose insignifiante, mais pour moi essentielle. Le fauteuil où j’étais installé et qui datait de la nuit des temps ne semblait pas pouvoir se basculer totalement comme le font les fauteuils actuels des cabinets dentaires où vous vous retrouvez allongé à l’horizontale, le sang vous montant à la tête. Position certes très ergonomique pour le praticien, mais qui met les patients aussi émotifs que moi au bord de l’agonie. La position allongée en étant les prémices. Ici, j’allais être opéré assis et si je devais mourir, je mourrais presque debout en tous cas en meilleurs position pour défendre ma peau.

Le visage sanguin s’approcha enfin de moi, me fit ouvrir la bouche, y plongea un regard distrait :

« Ah oui, dit-il avec une petite moue de dédain, je vois ».

L’homme fit un pas en arrière et revint aussitôt avec en main une seringue dont il planta à plusieurs reprises l’aiguille dans ma gencive. Le geste était rapide, presque brutal, mais d’une telle sureté que l’opération ne dura que quelques secondes et le docteur m’autorisa à refermer ma bouche avant même que je n’eusse réalisé que ma gencive inférieure venait d’être anesthésiée. Jamais de ma vie une telle opération n’avait été si rondement menée.

« Je reviens dans un instant » me dit l’homme et il quitta la salle.

Je me retrouvais seul, assis sur le vieux fauteuil, à peine revenu de mon incrédulité d’avoir eu la gencive anesthésie sans même avoir sentir l’aiguille s’y planter si sauvagement. De longues minutes passèrent. Le téléviseur installé au plafond face au siège et calé sur une chaine d’info diffusait les actus, mais mon état psychique ne se prêtait pas à prendre intérêt à la marche du monde. À cet instant, le ciel pouvait bien s’écrouler sur la terre entière du moment que le plafond du cabinet dentaire tenait solidement au-dessus de ma tête. Anxieux, j’attendais le retour du médecin. Un temps considérable, dix bonnes minutes au moins, s’était écoulé depuis l’administration du produit anesthésique et je me mis à craindre que ma mâchoire ne se soit déjà réveillée lorsque mon tortionnaire y planterait son scalpel.

Il revint enfin, accompagné de l’autre type déguisé comme lui en chirurgien, que j’avais aperçu lorsque j’attendais dans le hall d’attente et que j’avais pris pour un médecin, mais qui n’était que l’assistant comme me le présenta le virtuose de la seringue anesthésique.

« Ça y est, je viens de poser un implant » me lança-t-il goguenard.

J’avais deviné qu’il travaillait en alternance sur deux salles d’intervention en passant d’un patient à l’autre pour gagner du temps. S’il s’était absenté si longtemps, c’était pour intervenir dans l’autre salle. Mais je le regardai dubitatif et ne pus me retenir de lui dire :

« Poser un implant en dix minutes, ce n’est pas possible, c’est une opération qui dure normalement au moins une heure. »

— Je vous dis que je viens de poser un implant » reprit-il en rigolant et en lançant des regards de connivence avec l’assistant qui se bidonnait autant que lui.

Ces deux-là avaient l’air d’être très copains. En tout cas, se passant de l’un à l’autre leurs instruments de tortures, ils semblaient s’entendre comme larrons en foire. Seul contre deux,  cloué par la peur sur mon siège, car le charcutage allait commencer illico, je n’avais pas le cœur à les contredire.

Je sentis la lame du scalpel ouvrir en deux toute la partie de ma gencive dépourvue de dents, c’est-à-dire sur une longueur considérable, bien trop considérable à mon avis pour extraire le petit bout de racine qui s’y était fait oublier. Pendant que le médecin cherchait l’objet infecté au milieu de la plaie avec des instruments qui résonnaient horriblement sur l’ossature de ma mâchoire, l’assistant pompait le pus et le sang avec une pipette aspirante. Lorsque le fragment de racine fut mise à jour et que le médecin commença à le décoller de sa gangue profonde pas assez endormie je ne pus réprimer un mouvement de douleur et lorsque le médecin armé d’une pince tenta de l’arracher l’objet du délit, je hurlai de douleur. Après plusieurs tentatives tout aussi douloureuses le médecin m’administra une nouvelle dose d’anesthésique, mais l’extraction se faisait au contact des nerfs à vif et je dus faire un effort pour retenir les cris qui n’auraient fait que ralentir l’opération et prolonger le supplice. Enfin la racine céda et fut aspirée par la pipette.

« Voilà, vous êtes guéri hurla le médecin d’un air triomphant. »

Il jubilait. Prenait à témoin l’assistant :

« Il est guéri. Il n’entendra plus jamais parler de cette racine que mes collègues de la faculté ont oublié de lui enlever. »

Me rappelant ainsi que l’épreuve douloureuse que je venais de subir n’était pas de sa faute, mais celle de dentistes moins compétents que lui que j’avais eu la mauvaise idée de fréquenter avant de frapper à la porte de son cabinet… pardon, sa clinique dentaire. S’en suivirent quelques plaisanteries. Du style :

« Maintenant vous voilà prêt à recevoir des implants. Rien de plus facile à faire dans votre bouche. Même mon assistant pourrait le faire sans moi. »

Il sentit que cette dernière fanfaronnade pouvait mettre en doute le sérieux de sa petite entreprise. Il en resta là. Mais je n’en avais pas tout à fait fini avec docteur Dracula. Il lui fallait refermer la tranchée béante qu’il avait ouverte dans ma gencive. Armé d’une aiguille et d’une bobine de fil, il s’acquitta de cette tâche avec la dextérité d’une brodeuse de Quimperlé et en un tour de main ma gencive fut refermée par une couture gros points.

Je sortis de la clinique après avoir rempli un chèque conséquent. J’étais guéri, m’avait-il dit ! Je n’osais pas y croire. Je sortais défait de cette séance, la gencive labourée et il n’était pas certain que mes ennuis dentaires s’arrêtent en si mauvais chemin.

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